DÉMARCHE
1979. Après une dizaine d’années dans l’ingénierie et de l’informatique, j’étais devenu conseiller en planification. Un conseiller qui n’avait jamais pensé à s’investir dans une occupation qu’il aime et qu’il pourrait exercer jusqu’à la fin de ses jours. Je m’inscrivis à un cours de dessin.
J’ai commencé par faire exclusivement du portrait. Pourquoi ? Parce que le portrait représentait pour moi une grande difficulté. Et, pour citer Sri Aurobindo, la raison d’être d’une difficulté est de nous faire évoluer. C’est le moyen que j’ai utilisé pour accélérer mon évolution.
1982. Inscription dans un atelier de portrait au pastel à Woodstock (NY) sous l’égide d’Albert Handell. Il recommande l’utilisation d’un papier abrasif comme support pour le pastel. Ce support accepte plusieurs couches sans fixatif. Exécuté ainsi, le pastel devient un autre médium. J’adopte définitivement cette pratique.
Atelier de Woodstock. 1er jour : Albert me demande de me concentrer sur les valeurs en plissant les yeux. Il ne se passe rien. 2e jour : Il me le redemande. Il ne se passe rien. 3e jour :Il me le redemande. Le déclic, le sujet devient un écran sur lequel je peux projeter des formes. Je découvre que la sensibilité visuelle n’est pas cristallisée à jamais, elle peut changer. Je laisse l’ingénierie. Je deviens artiste peintre à plein temps.
1983. J’entre dans un nouveau domaine en conservant mes réflexes d’ingénieur : je dois comprendre ce que je fais. J’aime les vraies solutions à de vrais problèmes.
Mon expérience avec les supports abrasifs me pousse à m’informer sur les médiums et leurs supports. Je lis. le « Artist Handbook » de Ralph Meyer. En plus du pastel et de l’aquarelle, j’adopte la tempera sur gesso traditionnel et l’encaustique.
1985-88. Pendant quatre années, je participe à l’exposition annuelle du « Pastel Society of America » à New York. À trois occasions, je gagne un prix avec un portrait.
1986. En quête de repères pour trouver une galerie, je plonge dans la biographie et les écrits de Daniel-Henry Kahnweiler, grand marchand d’art et défenseur de Picasso. Je découvre qu’ils étaient résolument contre l’abstraction et que le cubisme est un phénomène mal compris. J’adhère à leurs idées et suis très surpris que personne n’ait osé attaquer Picasso sur l’abstraction.
Maintenant, je fais aussi des natures mortes. Ainsi, j’explore certaines idées cubistes, l’architecture plate et colorée, les structures contrapuntiques (Juan Gris) et tout ce qui peut rehausser le tableau comme objet autonome.
1986 à 1993. Trois expositions solos à la même galerie.
1993. Le livre de Wilhelm Worringer, Abstraction et Einfühlung, me tombe entre les mains. Impressionné par la puissance de ce texte dans lequel Worringer avance que l’abstraction serait une réponse instinctive à un monde perçu comme menaçant et serait à l’origine des grands styles — égyptien, grec et gothique. Je découvre l’esthétique comme science de la forme.
Sur l’abstraction, Worringer fissure l’édifice esthétique des cubistes. Persuadé que Kahnweiler a répondu à Worringer, je cherche et trouve ses réponses. Elles me laissent insatisfait.
La découverte du conflit Worringer-Kahnweiler m’interpelle et coïncide avec la rupture avec ma galerie, qui n’a pas partagé mon engagement croissant dans la recherche esthétique. Cette rupture devait avoir des conséquences durables sur ma présence dans le monde des galeries.
Je suis envahi par cette recherche sur l’esthétique. Je ratisse les écrits de Worringer et de Kahnweiler.
2001. Première rencontre en sept ans avec le directeur de la galerie. Nos positions demeurent inchangées. Après cette dernière rencontre, la galerie met, à mon insu, 2 de mes tableaux aux enchères à Toronto, dont un autoportrait rebaptisé : Portrait de jeune homme. Je n’avais jamais exposé à Toronto.
Je prends conscience de cet évènement trois ans plus tard et éprouve la fragilité de l’identité artistique face aux diktats du marché de l’art.
Ma recherche demeure une expérience stimulante et enrichissante.
En parallèle, pour me reposer l’esprit, je fais quelque chose que je n’avais jamais fait : des paysages. Je peux me laisser aller dans le rendu des textures.
Qu’importe que ce soit un paysage, une nature morte ou un portrait, lorsque je termine un tableau, souvent, il m’arrive d’y découvrir des éléments – animaux, personnages – qui s’imbriquent dans la composition. Curieusement, ces formes n’ont rien à voir avec le sujet que j’avais voulu représenter au départ. C’est comme si mon inconscient se manifestait à ma conscience.
J’ai écrit et réécrit un essai. Je voulais clarifier ma pensée. Je demeure insatisfait. J’ai l’impression de tenir quelque chose d’important, d’être près d’un but qui me glisse entre les doigts.
2012. Je découvre, en surfant sur internet, l’existence d’une traduction anglaise de l’ouvrage du prédécesseur qui a influencé Worringer. C’est « Spätrömische Kunstindustrie » d’Aloïs Riegl. Cet écrit paru en allemand en 1905 a été traduit en anglais en 1985 et publié par un éditeur romain spécialisé sur l’Antiquité. Heureuse coïncidence, je vais souvent à Rome, grâce à un ami romain Giandomenico. Une amitié datant de Polytechnique. Je mets la main sur LATE ROMAN ART INDUSTRY. Je suis ravi par les idées de Riegl. Son idée maitresse : la difficulté non résolue contient les germes de la future évolution. Ce qui concorde parfaitement avec ma pensée. Je comprends mieux ce que j’ai vu à Rome.
2014. Synchronicité : apparition d’une traduction française du même ouvrage. L’industrie d’art romaine tardive, Éditions Macula. Cette parution confirme la valeur des idées révélées, et que j’appréhendais, par le tandem Worringer-Riegl.
Après avoir épluché les écrits de Riegl, je suis déconcerté de constater que Worringer n’a pas compris Riegl. Tous, considère Worringer comme le successeur de Riegl, y compris Kahnweiler. De plus, son livre a été traduit en plusieurs langues et a fait l’objet de nombreuses rééditions.
Ma recherche est relancée. Le conflit entre abstraction et figuration s’est transposé dans l’explication des causes de l’évolution, ou de l’arrêt de cette évolution, des arts plastiques. Pourquoi? Parce qu’on ne peut pas construire quelque chose de valable sur une mauvaise interprétation de l’art des prédécesseurs.
2025. Exclu du monde des galeries depuis une trentaine d’années, j’ai récemment perdu ma cause en appel au ministère du Revenu du Québec. J’ai dû payer 7400$ après avoir réclamé le remboursement des taxes (TPS et TVQ) sur la location de mon atelier, au motif que mon entreprise (artiste peintre) n'est pas rentable. Ni le Revenu Québec ni le RAAV n’ont jugé utile de consulter un expert en art visuel pour statuer sur mon cas. Les chiffres parlent d’eux-mêmes. Faire une recherche artistique n’est pas rentable.
Pourtant, malgré ces obstacles, je continue à explorer et à expérimenter. Je suis rendu trop vieux pour changer. Mon but est de mener à terme cette recherche, et d’expliquer comment nous en sommes arrivés là. L’art actuel, reflet exact de la société actuelle, une société qui pollue et menace la survie de l’humanité.